Ingeborg Bachmann | Dire l’obscur

“Et je ne t’appartiens pas.
Tous deux à présent nous nous plaignons.”
Dire l'obscur


Comme Orphée je joue
sur les cordes de la vie la mort
et de la beauté de la terre
et de tes yeux qui règnent sur le ciel
je ne sais dire que de l'obscur.

N'oublie pas que toi aussi, soudain,
ce matin-là, alors que ta couche
était encore humide de rosée et que l'œillet
était endormi sur ton cœur,
tu vis le fleuve obscur
qui passait près de toi.

La corde de silence
tendue sur la vague de sang,
je saisis ton cœur résonnant.
Transformée fut ta boucle
en cheveux d'ombre de la nuit,
des ténèbres les noirs flocons
enneigèrent ton visage.

Et je ne t'appartiens pas.
Tous deux à présent nous nous plaignons.

Mais comme Orphée je sais
du côté de la mort la vie
et pour moi bleuit à l'horizon
ton œil à jamais fermé.

Ingeborg Bachmann . Traduit de l’allemand par Françoise Rétif.
Du côté de la mort la vie : L’autre regard d’Orphée

Les commentaires ci-dessous sont tirés du livre : Ingeborg Bachmann, par Françoise Rétif, Éditions Belin, Paris, 2008, pp. 67-70.

“Il ne peut apparaitre, dans notre traduction (ci-dessus), que ce poème est structuré non seulement par l’opposition entre la première et la dernière strophe, c’est-a-dire entre le jeu ou l’art musical et le savoir, mais aussi et surtout par l’homonymie entre les deux mots «Saite» (corde) et « Seite» (côté) qui atténue, voire abolit cette même opposition grâce à l’assonance – la musique étant à la fois science et art, voire la science première, comme nous l’apprend la mythologie. Mort et vie en musique sont les deux côtés du même son joué sur le mode mineur ou majeur, sombre ou lumineux. Si, du côté de la vie, la poétesse comme Orphée joue et chante la mort, il/elle est tout aussi capable de ramener au grand jour la mort – de rendre la mort à la vie: sous l’éclairage de son regard, l’œil fermé par la mort de l’amant poète redevient bleu, reprend vie, métaphoriquement, en étant projeté vers l’avenir, en rejoignant la couleur, la lumière du ciel, symbole de vie et d’espoir. Le regard d’Orphée n’est plus, comme dans la tradition selon une certaine «économie de la séparation», un regard en arrière qui fixe et fige l’autre dans l’obscurité de la mort, se résignant à transformer Eurydice en objet de représentation. Le regard d’Orphée projette sa propre lumière dans le regard mort de l’autre. La métaphore lyrique prend le relais de la légende, du mythe. Par l’alliance de son chant, de son savoir et de ce regard qui maintient l’amour, Orphée transgresse les limites de la vie et de la mort – dans les deux sens. La poésie « orphique » redéfinie par Bachman est cette force bien terrestre qui permet de ramener la ou les mort(s) non pas à la vie, mais dans la vie, grâce à la métaphore. J’irai même plus loin: la métaphore, par définition force de transport ou de transposition, est ici, lorsqu’elle subvertit les catégories traditionnelles de pensée, un des premiers supports de la vision utopique ou hétérotopique. La métaphore est cette vision qui transporte ailleurs (ici-bas), elle est l’espace du regard, du regard qui ne renonce pas à l’amour. Si «écrire commence avec le regard d’Orphée », dès le début des années cinquante, Ingeborg Bachmann avait investi ce regard d’une mission unique et iconoclaste : dire simultanément le clair et l’obscur, l’amour et la mort, le chant et la science en transposant le mythe en métaphore.

L’abolition de l’opposition dichotomique entre la vie et la mort va de pair avec la fragilisation, voire l’annulation de la polarité entre les sexes, le Je lyrique féminin s’assimilant simultanément à Orphée et à la violence des femmes de Thrace («je saisis ton cœur résonnant»), qui, selon la légende, déchiquetèrent Orphée. L’identité du Tu lyrique est tout aussi complexe que celle du Je, puisqu’il joue à la fois le rôle d’Eurydice aux enfers et d’Orphée (son cœur résonne comme une lyre); il est inutile de rappeler de plus le contexte biographique implicite: c’est à Paul Celan, le poète, également amant de Bachman, que s’adresse ici le Je d’Orphée. L’hybridité gagne toute chose. Eurydice est Orphée et Orphée est Eurydice. Eurydice (Orphée) loin d’être exclue, est complémentaire d’Orphée (Eurydice), de même que le regard – un certain regard qui transforme sans exclure- et le savoir sont complémentaires de la musique et de l’art.

Ingeborg Bachmann et Paul Celan

La poésie de Bachmann, loin de conforter les catégories traditionnelles, ne se contente pas non plus de les inverser; sans lever les oppositions, elle les surmonte en les pensant ensemble dans «une double contrainte». L’œil mort qui bleuit semble préfigurer presque mot pour mot le suspens de sens, tel qu’il sera défini par Jean- Luc Nancy dans Une pensée finie en 1991 :

« Le sens est l’existence dans cette antécédence ontologique où elle s’atteint et se manque, où elle atteint son manque. De ce point dur, éclatant, obscur, comment détourner le regard : la naissance nous a tournés vers lui. Mais comment seulement ouvrir l’œil: en ce point, la mort l’a déjà fermé. Obéir à cette double contrainte absolue – l’absolu même de l’existence- c’est entrer dans une pensée fine. Etant posé que dans la “finitude” il n’est pas question de “fin”, ni comme but, ni comme accomplissement, il n’y est question que d’un suspens du sens, infini, chaque fois rejoué, réouvert, chaque fois exposé avec une nouveauté si radicale qu’aussitôt elle se manque. »

C’est à cette nouveauté radicale, à cette déconstruction/reconstruction du sens, que nous permet d’accéder, dès le début, la poésie bachmannienne dans sa performativité. Loin de se détourner de la douleur ou de l’obscurité de la mort, elle ne renie pas non plus la lumière de la vie ni celle de l’amour: elle est ce point dans la vie où la vie, l’existence, s’atteint en atteignant son manque.”

ingeborg bachmann

Ingeborg Bachmann (1926-1973) n’a vécu que 47 ans, mais son œuvre, dont une partie important resta inachevée, constitue l’une des productions de langue allemande les plus remarquables du XXe siècle. Moins connue en France que d’autres écrivains d’origine autrichienne, dont certains qu’elle a connus ou aimés, comme Paul Celan ou Thomas Bernhard, l’univers de cette auteure engagée est déchiré entre une tradition dont elle hérite, marquée par la guerre et le national-socialisme, et le monde tel qu’elle l’esquisse et le rêve dans son œuvre lyrique ou en prose. Elle inventa une pensée sans precédent, mouvante, oscillante, qui a prefiguré bien des évolutions ultérieures et s’est matérialisée dans la déconstruction des genres.

Leave a Reply