Il fut long à se faire à l’idée qu’il était, lui, le type de ces chambellans de Moscou qu’il considérait avec tant de mépris sept ans auparavant.
Parfois il se consolait en se disant que cette existence n’était que provisoire, qu’il la menait seulement en attendant; mais ensuite il songeait avec terreur au nombre de gens qui comme lui, en attendant, s’étaient engagés dans cette existence et étaient entrés dans ce Club avec tous leurs cheveux et toutes leurs dents pour en sortir sans un cheveu et sans une dent. Dans ses instants d’orgueil, quand il réfléchissait à sa situation, il lui semblait qu’il était tout à fait à part, différent complètement des autres chambellans en retraite qu’il méprisait autrefois, que ceux-là étaient plats et stupides, bien tranquilles et satisfaits de leur sort, «tandis que moi, je suis encore toujours insatisfait, je veux toujours faire quelque chose pour l’humanité», se disait-il dans ces moments d’orgueil. «Mais les autres se sont peut-être débattus comme moi, ont cherché eux aussi à tracer dans la vie une voie nouvelle, personnelle, et tout comme moi, l’action du milieu, de la société, de la lignée, cette force élémentaire contre laquelle l’homme est impuissant, les a conduits là où je suis arrivé..” Ainsi songeait-il dans ses moments de modestie; et au bout de quelque temps, il cessa de mépriser ceux qui partageaient son sort, il commença à les chérir, à les estimer; il en eut pitié, comme il avait pitié de lui-même.
Pierre n’était plus sujet à des accès de désespoir, d’hypocondrie, de dégoût de la vie comme cela lui arrivait autrefois, mais le même mal qui se manifestait auparavant par des crises brutales, profondément refoulé à présent, ne le lâchait pas un instant. «Pourquoi? À quoi bon ? Que se passe-t-il donc dans le monde?» se demandait-il, perplexe, plusieurs fois par jour, s’abandonnant involontairement à des réflexions sur le sens que pouvaient avoir les manifestations de la vie; mais sachant par expérience qu’il n’y avait pas de réponse à ces questions, il s’en détournait aussitôt, prenait un livre, ou bien se précipitait au Club ou chez Apollon Nicolaiévitch pour ressasser les potins de la ville.
«Hélène Vassilievna qui ‘a jamais rien aimé que son propre corps, une des femmes les plus sottes qui soient, se disait Pierre, passe aux yeux des gens pour un prodige d’intelligence et de finesse et on se prosterne devant elle. Napoléon Bonaparte était méprisé de tous au temps où il était véritablement grand, et depuis qu’il est devenu un pitoyable comédien, l’empereur François s’évertue à lui offrir sa fille pour concubine. Les Espagnols remercient Dieu par l’intermédiaire du clergé catholique de la victoire qu’ils ont remportée sur les Français le 14 juin, et les Français, par l’intermédiaire du même clergé catholique, remercient Dieu de leur victoire sur les Espagnols ce même 14 juin. Mes frères francs-maçons jurent sur leur sang qu’ils sont prêts à tout sacrifier pour le prochain, et ne donnent même pas un rouble par personne aux collectes pour les pauvres; ils participent aux intrigues d’« Astrée» contre les «Chercheurs de Manne » et se démènent pour obtenir l’authentique tapis écossais et une charte dont personne ne comprend le sens, pas même son auteur, et dont nul n’a besoin. Tous nous professons la loi chrétienne d’amour du prochain et de l’oubli des injures cette loi en l’honneur de laquelle nous avons édifié à Moscou « quarante quarantines» d’églises, et hier on a fouetté à mort un déserteur, et le serviteur de cette même loi d’amour et de pardon, un prêtre, a donné au soldat la croix à baiser avant le supplice.» Ainsi songeait Pierre, et malgré l’habitude qu’il en avait, ce mensonge universel admis par tous le surprenait chaque fois comme quelque chose de tout nouveau. «Je comprends ce mensonge et cette confusion, mais comment leur expliquer à tous que je les comprends? se demandait-il. J’ai essayé, et j’ai toujours constaté qu’eux aussi, dans le fond de leur âme, comprennent ce que je comprends, mais essayent seulement de ne pas LE voir. C’est donc qu’il doit en être ainsi; mais moi alors, où puis-je me réfugier?» Comme beaucoup d’hommes, de Russes surtout, Pierre possédait la malheureuse faculté de croire à la possibilité du bien et de la vérité, et, en même temps, de voir trop lucidement le mal et le mensonge de l’existence pour être capable de prendre sérieusement part à la vie. Le mal et le mensonge contaminaient à ses yeux tous les domaines de l’activité; quoi qu’il entreprit, le mensonge et le mal le rebutaient et lui barraient tous les chemins de l’action. Et cependant, il fallait vivre, il fallait être occupé.
Le poids de ces insolubles problèmes était trop accablant, et uniquement pour les oublier, Pierre cédait à toutes les solicitations; il fréquentait les milieux les plus divers, il buvait, achetait des tableaux, faisait bâtir et surtout il lisait.
Il lisait, et lisait tout ce qui lui tombait sous la main; il lisait avec une telle ardeur qu’à peine rentré chez lui, tandis que le valet le déshabillait, il tenait déjà un livre et lisait. Il lisait et passait de la lecture au sommeil, du sommeil au bavardage dans les salons, au Club, du bavardage aux beuveries et aux femmes, des femmes de nouveau aux bavardages, à la lecture et au vin. Boire devenait de plus en plus pour lui un besoin physique et en même temps moral. Les médecins l’avaient prévenu que vu sa corpulence, le vin était dangereux pour lui, et il buvait. Il ne se sentait vraiment à l’aise que quand ayant vidé machinalement dans sa grande bouche plusieurs verres, il éprouvait une tiédeur agréable dans tout le corps, une tendresse pour son prochain et était prêt à envisager superficiellement n’importe quelle idée sans chercher à l’approfondir. Ce n’est qu’après une bouteille de vin ou deux qu’il prenait vaguement conscience que ce terrible nœud enchevêtré de la vie qui l’épouvantait en temps ordinaire, n’était pas si effrayant qu’il lui avait paru. La tête bourdonnante, bavardant, écoutant les conversations ou lisant après le diner et le souper, il voyait constamment ce nœud sous différents aspects. Mais c’est sous l’action du vin seulement qu’il disait: «Ce n’est rien, je débrouillerai ça. Voilà, j’ai déjà une explication. Mais pour le moment je n’ai pas le temps. Je réfléchirai à tout cela plus tard.» Cependant ce «plus tard» n’arrivait jamais.
Le matin à jeun, les mêmes questions se présentaient, toujours aussi insolubles et redoutables, et Pierre saisissait en hâte un live et était content quand quelqu’un venait le voir.
Pierre se rappelait avoir entendu dire que lorsque, à la guerre, les soldats subissent dans leurs retranchements le feu de l’ennemi et sont réduits à l’inaction, ils s’appliquent à quelque occupation pour supporter plus facilement le danger. Et tous les hommes, aux yeux de Pierre, agissaient comme ces soldats; tous ils essayaient de fuir la vie : qui courait après les honneurs, qui avait recours au jeu, qui à la rédaction de lois, qui aux femmes, qui aux chevaux, qui à la politique, qui à la chasse, qui au vin, qui aux affaires publiques. «Il n’y a rien d’insignifiant, et il n’y a rien d’important. Tout se vaut pourvu seulement que je puisse échapper à ELLE d’une façon ou d’une autre, pourvu que je ne LA voie pas, cette terrible vie. »
Tolstoï, La Guerre et la Paix, livre II, 5e partie, I
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